Women who rock
Le grand monde du rock ne fait pas exception de la plupart des genres musicaux [1] [2] [3] [4] : il est (très) peu féminisé. Cet état de fait est le reflet de mécanismes sociaux et non une question de présuposées aptitudes biologiques inées ; la distinction genrée des genres musicaux est de fait profondément encrée, et les femmes, invisibilisées.
Il y a pourtant un nombre incalculable d'artistes extrêmement talentueuses qui ont fait et qui font l'histoire du rock. En voici un très rapide tour d'horizon (très orienté avec mes goûts musicaux personnels).
Comme un parfum de révolte
Tout est loin d'avoir commencé avec elles, mais elles ont profondémment modifié le paysage musical à la fin du XXe siècle : les riot grrrls. Ce mouvement féministe, indépendant, proche du punk/hardcore (mais hardcore des années 80 à la Minor Threat, Black Flag, Fugazi et compagnie), de l'indie et du grunge musicalement, qui est né dans les années 80 aux États-Unis (particulièrement dans l'État de Washington, à Olympia (et Eugene) — ce qui explique aussi la proximité avec le grunge, qui était aussi géographique), avec le constat que la scène était très peu féminisée et que peu de place était laissée aux femmes. Le cri de raliement du mouvement c'est « girls to the front! », pour encourager les femmes à venir devant la scène dans les concerts (dans des genres musicaux où la fosse est très masculine, aussi à cause de la violence des pogos, mosh pits et autres), et à littéralement prendre la scène. Pas mal de ces groupes se sont montées de manière très spontanée et militante, avec parfois des femmes n'ayant aucun background musical montant sur scène pour la première fois alors que ça faisait à peine une semaine qu'elles avaient commencé à jouer de la guitare. C'est une scène qui a été au final très influente politiquement et musicalement (liens très forts avec le grunge ; d'ailleurs « Smells like teen spirit » est une phrase que Kathleen Hannah avait dite à Kurt Cobain, qui a longtemps traîné dans les environs d'Olympia avant d'être connu et qui était proche de la scène). Comme beaucoup de mouvements indépendants, il a fini par se faire rattraper (violemment) par le capitalisme et une partie des girls bands s'est largement inspiré de l'image et d'une partie des slogans/revendications du mouvement, mais en les vidant de leur substance (et au passage en étant quand même très différent musicalement). Le « girl power » des Spice Girls vient de là, mais on voit à quel point il est vide quand tu écoutes leur titre le plus connu (« I tell you what I want, what I really really want [...] I wanna zigizigi ah », donc les revendications politiques sont devenues « zigizigi ah », bien bien...).
Arte avait fait un reportage d'assez bonne qualité sur le sujet. Pour remplir votre bibliothèque, Girls to the Front (Sara Marcus, en anglais) est très complet et documenté, et Riot Grrrls, chronique d'une révolution punk féministe (Manon Labry) est aussi très bien.
Bref, tout ça pour dire, les principales représentantes de la scène sont Bikini Kill, Bratmobile, Sleater-Kinney (qui sont celles qui ont eu la plus longue carrière et qui ont le plus évolué musicalement tout en restant toujours fortes dans leurs convictions), et dans une moindre mesure Hole (le groupe de Courtney Love, qui pour le grand public est surtout connue pour avoir été la compagne de Cobain ; Melissa auf der Maur a aussi bassiste du groupe (avant de jouer avec les Smashin Pumpkins)) :
- Bikini Kill, Rebel Girl (l'hymne absolu du mouvement ; le titre donne normalement envie de sauter partout et chanter à tue-tête en l'écoutant) ;
- Bratmobile, Cool Shmool sur l'album Pottymouth ;
- Sleater-Kinney, One Beat (et en fait toute leur discograpie est absolument incontournable ; elles représentent à mes oreilles l'un des meilleurs groupes de rock du monde, des premiers albums plus bruts (Dig Me Out, Call the Doctor), à leurs évolutions plus indies (The Hot Rock), tout en restant toujours hyper énergique (One Beat), et en ne perdant jamais le sens de la mélodie accrocheuse (The Woods ; comment résister à Jumpers ?) ; bref, incontournable) ;
- Hole, Violet (quand même assez connu).
En élargissant et en continuant dans les groupes féminins des années 80/90, il y a aussi bien sûr les L7, grunge sans avoir jamais vraiment été riot grrrls :
- L7, Shitlist.
Après la déferlante riot grrrl, impossible d'ignorer que les femmes peuvent faire du bruit, avec ingéniosité et talent. Même si la scène reste globalement désepéremment masculinisée, elles sont une source d'inspiration pour toutes celles qui ont quelque chose à dire et on envie de se saisir d'une guitare (ou d'une paire de baguettes, ou d'un micro).
Les batteuses
Et donc, côté batteuses en restant du côté des riot grrrls : Janet Weiss était (jusqu'à très récemment) la batteuse de Sleater-Kinney (et joue aussi entre autres avec Quasi, avec les Jinks, l'autre groupe de Stephen Malkmus — le chanteur de Pavement, et White Flag avec sa comparse Carrie Brownstein), Tobi Vail celle de Bikini Kill (principale, ça tournait pas mal au début), Molly Neuman celle de Bratmobile, Patty Schemel celle de Hole (remplacée ensuite par Samantha Maloney qui a aussi joué avec Motley Crue et les Eagles of Death Metal). Demetra Plakas est la batteuse des L7 (qui ont récemment ressorti un album).
Une des meilleures batteuse du moment est peut-être Stefanie Mannaerts, la chanteuse-batteuse du groupe de post-hardcore belge Brutus. Deux albums au compteur, aussi excellent l'un que l'autre (écoutez Drive sur leur premier album, Burst, pour vous faire une idée des qualités du groupe — et des capacités de Mannaerts qui allie avec dexterité frappes millimétriques et chant).
Dans une veine plus noise aux accents de sludge et de grunge, Helms Alee (écoutez par exemple le dernier album Noctiluca) a aussi la particularité d'avoir une chanteuse-batteuse, Hozoji Matheson-Margullis, en plus de la bassiste Dana James (et Ben Verellen, anciennement d'Harkonnen, à la guitare et au chant).
Enfin, dans l'hémisphère sud, la batteuse Lauren Hammel officie dans plusieurs groupes aux styles assez éloignés, avec High Tension d'un côté (plutôt metal extrême) et Tropical Fuck Storm de l'autre (dans un style plus art-punk/psyché, et au côté des musiciennes Fiona Kitschin et Erica Dunn).
Les guitaristes
Encore une fois, difficile de parler de guitaristes sans évoquer quelques unes des figures des riot grrrls. En particulier, les deux guitaristes de Sleater-Kinney, Corin Tucker et Carrie Brownstein font partie des incontournables, aussi pour leurs autres projets (en solo pour Corin Tucker, ou avec Janet Weiss pour Carrie Brownstein). L'une et l'autre ont développé un style bien à part, mélodique mais où la dissonnance n'est jamais bien loin. Les deux sont également d'excellentes chanteuses, en particulier Corin Tucker (difficile de ne pas avoir la chair de poule quand elle pousse sa voix).
Venant du punk mais l'ayant dilué au fur et à mesure dans des sonorités plus pop, Marissa Paternoster, guitariste des Screaming Females, est une des meilleures shreddeuse en activité, avec un côté à la cool typique indie-rock (du type Dinosaur Jr.). Écoutez Extinction ou Doom 84 sur leur album Ugly pour vous faire une petite idée de son style. C'est également une chanteuse impressionnante, avec une voix puissante (et qui par le passé pratiquait également du chant crié typique punk).
Dans un style beaucoup plus agressif, du côté du sludge avec des relents de crust punk et pas mal de psychédélisme, la guitariste Laura Pleasants est aussi particulièrement talentueuse (et chanteuse avec un spectre allant du chant hurlé à un chant mélodique), surtout connue pour avoir été l'une des têtes pensantes de Kylesa (désormais séparé⋅e⋅s). Avec Kylesa, on peut apprécier son jeu sur des morceaux comme Unknown Awareness ou Bottom Line (là encore, toute la discographie du groupe vaut le détour, des débuts beaucoup plus bruts (voire assez violent avec Time Will Fuse Its Worth) jusqu'aux derniers albums, beaucoup plus psychédéliques et posés (à partir de Spiral Shadow)).
Emma Ruth Rundle a pour sa part un jeu beaucoup plus éthéré. Connue pour jouer avec le groupe de post-metal Red Sparrowes (avec d'anciens membres d'Isis) et de post-rock/rock expérimental Marriages qu'elle a monté avec Greg Burns, elle mène aussi une carrière solo passionnante, avec trois albums sortis à ce jour.
Enfin, pour terminer cette liste très incomplète, on peut parler de Kaki King, qu'il est d'ailleurs difficile de réduire à son jeu de guitare (dans une catégorie indie tirant vers la folk, tout en arpèges, avec pas mal de tapping et de slide), car elle est aussi une excellente chanteuse et une musicienne touche-à-tout (il n'est pas rare de la voir passer derrière la batterie en concert, après avoir enregistré des boucles de guitare). Kaki King combine un mélange rare de technicité et d'émotions qui en font une musicienne d'exception.
Les bassistes
Outre aux chants, c'est souvent derrière la basse qu'on est le plus habitué à voir des femmes dans les groupes de rock. Elles sont d'ailleurs quelques unes à être réellement célèbres : Kim Gordon qui était une des fondatrices de Sonic Youth, Kim Deal des Pixies, Melissa auf der Maur qui a joué avec Hole et surtout avec les Smashing Pumpkins, Paz Lenchantin qui a joué avec A Perfect Circle, Zwan, et désormais avec les Pixies.
Dans un genre un peu différent, une bassiste notable est Georgia South, du duo punk-rap Nova Twins. La ligne de basse de Bassline B*tch est difficile à se sortir de la tête !
Les chanteuses
Les chanteuses sont les figures les plus identifiables dans la musique (et le rock ne fait pas exception) ; l'un des articles cités précédemment ([1]) analyse plutôt bien cet état de fait : les femmes sont privées du rapport technique à la musique et cantonnées à l'exploitation de qualités présupposées naturelles et littéralement incarnées, et donc encore une fois ramenées au corps. Un certain nombre de chanteuses sortent cependant du lot par leur engagement, l'utilisation de leur voix et/ou la technicité qu'elles ont maîtrisé (la voix n'étant, après tout, qu'un instrument, et on growle rarement naturellement...).
Plusieures (pour ne pas dire la plupart) des artistes citées précédemment chantent également (Corin Tucker et Carrie Brownstein, Hozoji Matheson-Margullis, Marissa Paternoster, Laura Pleasants, Emma Ruth Rundle), certaines étant particulièrement remarquables (la puissance de la voix de Corin Tucker (qui convoie énormément d'émotions) ou de celle de Marissa Paternoster (plus explosive), les hurlements terrassants de Laura Pleasants). Et parmi les groupes cités précédemment, les australien⋅ne⋅s de High Tension ont non seulement une batteuse talentueuse mais également une chanteuse impressionnante : Karina Utomo (dans un genre plutôt extrême). Et bien entendu les deux musiciennes de Nova Twins, Amy Love et Georgia South chantent toutes les deux (avec un phrasé plutôt rap en l'occurence).
À cette liste de musiciennes de talent, il me faut au moins ajouter Julie Christmas, qui est pour moi la meilleure chanteuse dans les musiques extrêmes. Julie Christmas a une capacité à jouer avec les registres vocaux impressionnante, passant d'un chant sussuré à des hurlements en passant par des lignes mélodiques entêtantes. Voir son nom associé à un projet me pousse systématiquement à aller écouter ce dont il est question, et la déception n'est jamais au rendez-vous. Julie Christmas a commencé aux seins des Made out of Babies (maintenant séparé⋅e⋅s), a participé au projet éphémère Battle of Mice (album absolument fantastique) avec des membres de Red Sparrowes et Neurosis, a participé au projet Spylacopa (sur un EP et un album) au côté de membres de Dillinger Escape Plan et Isis, a sorti un album solo, et a collaboré avec Cult of Luna pour leur meilleur album à ce jour, Mariner (écoutez A Greater Call et Cygnus, qui respectievement ouvre et clot l'album, pour vous en convaincre).
[1] | https://leparterre.fr/2019/05/15/quel-genre-pour-casser-le-genre-1-2-ce-genre-dhistoire/ |
[2] | https://leparterre.fr/2019/05/29/quel-genre-pour-casser-le-genre-2-2-ce-genre-despoir/ |
[3] | https://leparterre.fr/2019/06/05/pourquoi-ta-meuf-ne-parle-jamais-de-musique-avec-toi/ |
[4] | https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2003-1-page-173.htm |